Un siècle à Chartierville


Chartierville

J’ai souvent abandonné des projets d’écriture très intéressants au profit d’autres plus faciles à écrire. J’allais publier un bon exemple au mois d’août 2020, sous la forme d’une série de trois billets. Je l’aime bien parce qu’elle relate les étapes de mon premier été à moto, mais j’ai senti le besoin de dormir dessus encore quelques mois, afin d’en faire quelque chose de mieux fignolé. Je suis comme ça, je m’emballe, je réfléchi et je me juge sévèrement.

J’allais vivre ces trois étapes en octobre 2019, quand j’ai trouvé sur la page Facebook du village de Chartierville, un appel de textes sur les familles fondatrices. L’activité s’inscrivait dans le cadre des festivités du 150e anniversaire de la paroisse, qui se tiendraient tout au long de l’été 2020. Situé dans le Haut-St-François à la jonction des routes 257 et 210, le village compte aujourd’hui 300 habitants. D’abord connu sous le nom d’Emberton, il fut fondé en 1870 par le prêtre colonisateur Jean-Baptiste Chartier, né dans la région de St-Hyacinthe en 1832. Il exercera son ministère jusqu’à Island Pond, au Vermont, mais c’est principalement dans les Cantons-de-l’Est qu’il passera sa vie active. Éventuellement on donnera son nom au village et la paroisse portera son prénom dès 1878, Décollation-de-Saint-Jean-Baptiste. 

Site de la première messe à Emberton
(source : Denis Beaulieu)


Mes ancêtres s’y sont installés en 1876 et le dernier membre de ma famille directe a quitté le village 109 ans plus tard, en juin 1985. C’était ma grand-mère, veuve depuis 1981, qui ne voulait plus vivre seule. J’affectionne tout particulièrement cet endroit pour le siècle que ma famille paternelle y a passé, pour les paysages magnifiques, mais aussi parce qu’il stimule mon imaginaire historique. Pour toutes ces raisons, l’appel de texte m’a tenté.

Les consignes n’étaient pas très claires et les organisateurs difficiles à joindre, alors une fois l’excitation passée, la réflexion s’est enclenchée. Est-ce qu’un projet de généalogie me motiverait suffisamment? Est-ce que quelqu’un de la famille était mieux outillé en sources et compétences? Est-ce que je trouverais assez d’information pour écrire un bon texte?

Dans le but de répondre à ces questions, j’ai sondé deux personnes que je croyais assez passionnées pour se plonger dans pareil exercice d’écriture et de recherche. D’abord une tante qui m’a souhaité bonne chance et ensuite un oncle qui n’a pas répondu tout de suite à ma question. Ce délai a eu raison de ma motivation, établissant que ce projet n’était rien de plus pour moi qu’une lubie.

Je me suis concentré sur d’autres idées puis, arriva une certaine crise qui eut un impact majeur sur notre société et qui entre autre, provoqua l’annulation de tous les événements publics imaginables qui devaient se tenir pendant l’été 2020 au Québec. Évidemment, le 150e anniversaire de la paroisse n’y a pas échappé. C’est pourquoi en me préparant à publier l’autre texte que je ne trouvais pas assez mûr, j’ai repensé à Chartierville.

L’idée de ne pas avoir de structure imposée me plaisait bien. Je pouvais parler de ce que je voulais, comme je voulais. Je me suis tourné vers l’arbre généalogique de ma famille, rédigé en 2003 à la demande d’une sœur de mon père. Je savais que j’y trouverais de l’inspiration, même si c’est un document horrible, bourré d’erreurs typographiques, manquant de rigueur et à la mise en page douteuse. Le livre comporte des faits anodins qui bien qu’amusants, sont racontés de façon absurde et il renferme des digressions éhontées, qui donnent l’impression que l’auteur était payé à la page.

La terre de Wilfred correpondait [sic] à la chanson Old McDonald had a farm, car dans les années 1915 à 1920 il gardait des oies, des canards, des dindes, des poules, des chevaux, vaches, cochons, moutons et jusqu’à des pigeons pour lesquels il avait fait des ouvertures dans sa grange.
Citation tiré de la page 9-5

«des digressions éhontées, qui donnent l’impression que l’auteur était payé à la page»


Plus de questions que de réponses

Malgré mes réserves, l’arbre généalogique commandé par ma tante reste ma principale source sur mon ascendance paternelle. Avant de le feuilleter j’avais une idée derrière la tête et je pensais faire le récit de la génération de Diana et Wilfred. En tant que grands-parents de mon père, j’allais pouvoir profiter de témoins directs les ayant côtoyés. De plus elle a vécu 100 ans, il avait un prénom génial et j’avais accès à du matériel visuel pour accompagner le texte. C’était plus que suffisant pour faire d’eux l’objet de ce billet. En consultant la table des matières pour me rendre à leur chapitre, j’ai décidé de commencer en lisant sur les grands-parents de Wilfred, histoire de me mettre dans le contexte. Ils se nommaient Elizabeth et Léon.

Ils ont piqué ma curiosité. Cette fois ce n’était pas pour un prénom, mais pour le fait qu’ils vivront toutes leurs vies au 19e siècle, qu’à partir de leur génération le patronyme prendra sa forme définitive sans le «e» final et qu’ils ont été les premiers de ma famille à s’installer à Chartierville. Finalement, je me rapproche de l’exercice initial, un texte sur une famille fondatrice.

Elizabeth et Léon étaient à mes yeux de vrais aventuriers. Ils arriveront des États-Unis en 1876, attirés par le programme de colonisation de Jean-Baptiste Chartier, qui était un peu le curé Labelle des Cantons-de-l’Est. Emberton faisait partie de son plan pour établir les Canadiens français qui revenaient déçus des usines de la Nouvelle-Angleterre. C’était le troisième et dernier chapitre de leur histoire familiale, après avoir vécu à Troy en banlieue d’Albany, dans l’État de New York et après que tout ait commencé à Sainte-Elizabeth. Située tout près de Joliette et dans le diocèse du même nom, l’orthographe anglophone avec le «z» n’est pas une erreur, bien qu’elle soit aujourd’hui francisée.

Tiré du Répertoire du clergé canadien
(voir notice bibliographique)


Née en janvier 1824, Elizabeth portera le nom de sa paroisse d’origine. Léon naîtra en juillet de la même année. Ils se marieront en 1842 avec le consentement de leurs parents puisqu’ils étaient mineurs et avec une dispense de l’évêque puisqu’ils étaient parents au troisième degré. Ce lien familial des époux était très fréquent à l’époque. Je vous recommande cet excellent article paru sur le site de Radio-Canada et qui traite de ce tabou. Léon ne sachant pas écrire, ne signera pas son acte de mariage. Ils posséderont une ferme à Sainte-Elizabeth avant de quitter le pays pour la Nouvelle-Angleterre. Le temps que la famille passera à Troy n’est pas clair. La seule date certaine est celle de leur arrivée à Emberton. Sur leurs 11 enfants, il y en a quatre dont nous n’avons que peu d’information. Les autres ont majoritairement terminé leurs vies à Chartierville. Elizabeth et Léon y mourront, lui le 9 mai 1894, elle le 13 mars 1899.
 
Je n’ai pas réussi à trouver toutes les informations que j’aurais voulues au sujet d’Elizabeth et Léon. Une famille de cultivateurs du 19e siècle n’a laissé que peu de traces, si ce n’est quelques actes dans les archives religieuses, ou quelques informations dans les recensements fédéraux. Je n’ai même pas été capable de retracer l’endroit où ils ont été enterrés. Il est mentionné dans l’arbre généalogique qu’ils sont morts à Chartierville, mais il n’existe aucune sépulture à leur nom. Croix de bois disparue, ou ancien cimetière que je ne connais pas? C’est à la fois frustrant et angoissant de voir comment une famille de Canadiens français laissait aussi peu de trace. 

Pas d'Élizabeth, ni de Léon au cimetière de Chartierville :
Alfred, d. 27 Avr 1911, 63 ans 5 mois, époux de Léa
Arthur, 22 Jun 1909 - 4 Nov 2007, époux de Rachelle
Arthur, d. 21 Jun 1909, agé 23 ans
Emerentienne, 1906 - 1992, épouse de Josaphat
Estelle, 1935 - , Mère de Jean & François
Kilda, 15 Jan 1909 - 26 Fev 1993, avec Ulric
Laura, d. 2 Sep 1960, à l'age de 72 ans, épouse de Théode
Michel, enfant de Ulric et Kilda
Rita, d. 1995, age 85 ans, épouse de Omer
Roméo, 1911 - 2007, époux de Alpheda
Théode, d. 4 Mar 1964, à l'age de 79 ans 8m, époux de Laura
Ulric, 2 Sep 1907 - 1 Avr 1981, avec Kilda
Wilfrid, d. 1954, 75 ans, époux de Dianna
Xavier, d. 1 Jan 1920, à l'age de 56 ans 
Liste copiée du site http://www.interment.net/ 
(source complète disponible sur demande seulement)

La généalogie, qui est une chronologie familiale, est trop souvent confondue avec l’histoire, qui est une étude socio-culturelle de l’être humain. Cette chronologie qui n’explique rien est pourtant devenue excessivement populaire. J’ai toujours eu le sentiment que c’était parce que tout le monde désirait se trouver un noble passé, peuplé de chevaliers et de princesses, d’intrigues sanguinaires et de droit au trône. C’est mignon, mais j’ai infiniment plus de plaisir à imaginer le 19e siècle des Cantons-de-l’Est en petit Far West avec des cowboys, des maisons en planches, des bâtiments de ferme rudimentaires, un magasin général et une taverne. Sans oublier des voyages en diligence avec une petite malle par famille, des régions desservies par des routes dangereuses, des cultivateurs ingénieux faisant tout avec rien du fait de l’éloignement et de la pauvreté.

Certains dirons que je généralise, mais si l’on parle du siècle passé à Chartierville, ma lignée paternelle s’inscrit, au moins en apparence, dans le grand stéréotype du bon Canadien français. Celui qui obéit sans poser de question, qui vit dans la misère imposée par le clergé, soutenue par l’État, désirée par le patronat. Libre à moi ensuite d’interpréter les quelques choix que mes ancêtres ont pus faire et de les élever au titre d’aventurier.

Page du recensement de 1881
https://www.bac-lac.gc.ca/
(source complète disponible sur demande seulement)


Bibliographie

TANGUAY, C. Abbé. Répertoire général du clergé canadien par ordre chronologique, depuis la fondation de la colonie jusqu'à nos jours, Québec, C. Darveau Imprimeur-Éditeur, 1878, p. 121.


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