El Lago de San Juan |
En 1998 j’ai vécu ma première expérience au sein de la population active. J’avais 20 ans. Je venais de compléter mes études professionnelles en cuisine d’établissement au centre-ville de Sherbrooke. Je travaillais à temps plus ou moins plein à la Grosse Pomme de Magog. C’était un resto-bar qui mourait lentement, après avoir été pendant des années et à des kilomètres à la ronde, le club à la mode. Le monde de la cuisine ne me plaisait pas autant que je ne l’aurais espéré, bien que mon cours m’ait laissé essentiellement de bons souvenirs. Dans l’état d’âme où je me trouvais, je voyais devant moi trois options.
La première était de donner une deuxième chance à la cuisine en trouvant un autre emploi dans le domaine. Un resto-bar ne me permettait visiblement pas d’apprécier ma formation, ou le travail lui-même. Avec tous les restaurants qu’il y avait à Magog, il y avait moyen de tomber sur un environnement plus stimulant et innovateur.
La deuxième option était de changer de domaine. Je ne savais pas vers quoi me tourner, mais je commençais à poser des questions autour de moi. J’avais demandé à ma sœur, qui travaillait dans le domaine manufacturier. Je regardais les offres au guichet emploi. Je m’informais sur les ouvertures à la municipalité. Il devait bien y avoir quelque chose qui me permettrait de gagner ma vie, sans trop me pourrir l’esprit. Mon plus grand problème dans ces démarches est que je n’avais pas d’expérience en dehors du domaine de l’alimentation. J’ai bien l’impression que ma candidature a souvent été ignorée pour cette raison. Ça et parce que je ne savais pas très bien me vendre à un employeur.
La troisième option était de rester à la Grosse Pomme. J’y étais depuis la fin du printemps 1995 et trois ans au même endroit c’est long quand on a 20 ans. Sans compter que c’était facile comme boulot. Je n’avais pas trop d’efforts à fournir et cela flattait ma paresse naturelle de jeune adulte. J’y étais relativement apprécié et j’avais quelques bons collègues pour discuter. Avec Jean le barman, c’était la musique, avec Richard le cuisinier, le cinéma. Enfin, le roulement de personnel faisait que j’étais assez ancien pour travailler toute l’année. De quoi me plaignais-je?
La Grosse Pomme et son toit bleu Crédit photographique... Je ne m'en souviens plus. |
Aucune de ces idées ne m’attirait réellement et je ne savais plus quoi faire avec le malaise que je ressentais. Au mois de mai 1998, juste avant la période estivale, j’ai eu envie de bouger. Mon voyage en Gaspésie remontait déjà à presque deux ans et j’étais mûr pour un nouveau périple en auto-stop. J’ai étudié les options et j’ai penché assez rapidement pour le Saguenay-Lac-St-Jean. Mon choix reposait exclusivement sur le fait que je n’y étais jamais allé.
Un matin je me suis levé très tôt. J’avais planifié avec mon père la veille, qu’il viendrait me déposer sur la bretelle de l’autoroute 10 à Omerville, en direction de Sherbrooke. Honnêtement, je n’avais plus envie de le faire en me réveillant, mais je me suis botté le cul et j’ai pris mon sac. Mon père était de bonne humeur. J’ai toujours eu le sentiment qu’il aimait que je fasse des trucs de ce genre. Son attitude a fini de me motiver.
Mon objectif était de me rendre jusqu’au Saguenay dans la journée. Je trouverais bien là-bas de quoi à voir et ensuite un endroit pour dormir. La première personne qui m’a pris était une danseuse qui arrivait du travail à Granby. Elle n’était pas du tout gênée de me répondre quand j’ai demandé ce qu’elle faisait comme travail. Le malaise venait de moi. Qu’est-ce que je pouvais poser comme questions? Je n’avais jamais été dans un bar de danseuse, je n’avais jamais parlé avec une danseuse, j’étais rempli de préjugés sur les danseuses, alors j’étais loin d’avoir un regard éclairé sur la réalité de cette jeune femme.
Le souvenir que j’ai d’elle est celui d’une étudiante calme, ouverte et en confiance. Je ne me souviens pas de ce dont nous avons parlé, mais il me semble que si je pouvais revenir en arrière, je voudrais lui poser un million de questions. Ce que la gêne peut provoquer, ou empêcher. Elle m’a laissé à Sherbrooke, où quelqu’un d’autre m’a transporté de l’autoroute 410, à la 610. Je me suis dit que ce n’était pas si mal, puisque de là où il me laissait, j’avais plus de chance de me faire prendre pour des longues distances.
C’est un camionneur qui s’est arrêté. Il m’avait vu lorsqu’il s’était engagé sur la 410 pour aller faire une livraison et il s’était promis de me prendre s’il me revoyait. Il s’en allait vers Trois-Rivières, alors nous avons eu du temps pour discuter. J’en profite pour dire que c’est la seule fois où je suis monté avec un camionneur en service. Nous avons beaucoup parlé du Titanic. Le film de James Cameron n’était pas bien vieux à ce moment et il n’était pas encore disponible en VHS. Il le serait le 1er septembre 1998, pour les curieux.
Je suis descendu de son camion sur l’autoroute 20, à la hauteur de Trois-Rivières. Ce sont surtout des hommes qui s’arrêtent et le suivant m’a laissé un peu avant Québec, d’où j’ai eu la chance de tomber sur un conducteur qui s’en allait à Alma. Une de mes peurs était de rester bloqué dans les dédales autoroutiers de la capitale et ma chance légendaire – pour certaines choses – s’est manifestée à ce moment.
J’avais à faire un bon bout avec lui et il écoutait la radio. Entre deux chansons l’animateur a parlé de la mort récente de Frank Sinatra. Nous en avons rapidement parlé et le conducteur a sorti une phrase préfabriquée du genre «la mort est la seule justice sur Terre». Bien des années après, quand je cherchais à situer ce petit périple dans le temps, c’est cet événement qui allait me faciliter la tâche.
Il était midi quand je suis arrivé à Alma. J'ai téléphoné à mon père pour lui dire où j'en étais et je me suis informé de l’emplacement du terminus d’autobus. Je me demandais si je n’allais pas revenir par ce moyen. Je m’y suis rendu pour prendre de l’information. Le bilan fut que le prix était élevé et l’horaire peu pratique. J’ai ensuite marché pour trouver la rivière Saguenay. Je n’avais pas du tout envie de rester dans cette ville, alors je me suis dit que j’allais me rendre à Roberval, juste pour voir.
Ce trajet d’une soixantaine de kilomètres a été celui que j’ai le moins aimé. Avec le recul, je n’étais pas en danger et le type qui m’a pris n’était pas bien méchant. Par contre il était très con. Il a tenu à me raconter qu’il avait des problèmes avec la justice parce que la fin de semaine précédente il avait battu un inconnu dans un bar, sous prétexte que l’homme tournait autour de sa belle-sœur. Il m’a bien décrit la blessure qu’il avait infligé à l’oeil de l’autre. Il a ajouté une phrase brillante qui ressemblait à «y’a plus moyen de casser la gueule à un gars sans se faire arrêter». Je crois que le trouble était évident dans ma physionomie et il s’en amusait bien. De mon côté je trouvais bizarre qu’il mette le chauffage en plein mois de mai. J’ai regardé le contrôle de température, pour réaliser que ma bouffée de chaleur n’était qu’une réaction nerveuse.
J’étais très soulagé lorsqu’il m’a enfin laissé à Roberval. J’ai pris quelques minutes pour retrouver mon calme. J’ai regardé autour de moi. J’ai été voir le lac St-Jean. J’ai marché sur la Véloroute des Bleuets, puis, je me suis dit qu’il était temps de décider de la suite des choses. Il y avait un petit hôtel bien miteux et avant d’y entrer, j’ai consulté mon fidèle atlas routier du Québec. Une nuit d’hébergement allait me coûter de l’argent. Il n’était pas bien tard. Peut-être que j’avais le temps de rentrer à Magog. J’ai décidé d’essayer. La première étape était de revenir sur mes pas et rejoindre Chambord, à la jonction des routes 169 et 155, pour me diriger vers La Tuque et ensuite Québec.
Ce qui suit est plutôt difficile à croire et représente un de mes plus grands regrets à vie – sans blague. Le jeune homme qui m’a pris dans son vieux pick-up de Roberval à Chambord avait une plaie sur le bord de l’oeil, vieille de quelques jours et de la forme décrite plus tôt. J’étais trop embarrassé pour lui parler de l’autre imbécile. L’ayant fait j’aurais pu confirmer qui il était et peut-être comparer les versions de l’histoire. Quand je mourrai, je suis certain que ce sera ma dernière pensée, mon œuvre inachevée. Annie m’a déjà dit qu’à cause de la gêne, j’ai manqué beaucoup de bonnes discussions dans ma vie. Dans ce seul récit, en moins de 12 heures, elle a eu raison deux fois.
La véloroute des Bleuets |
Une chose était certaine, ce deuxième type était fort généreux. Un autre «pouceux» attendait à Chambord en direction d’Alma et il n’a pas hésité une seconde avant de le faire monter à ma place. Je me suis installé et j’ai souhaité très fort que quelqu’un s’arrête pour aller vers La Tuque. Il n’y avait pas beaucoup de possibilités d’hébergement, ou de divertissement là où j’étais.
Je m’inquiétais pour rien, puisqu’en moins de cinq minutes j’étais dans la voiture d’un type qui s’en allait à Drummondville. Il vivait à Dolbeau et travaillait dans un magasin entrepôt Presto. Il venait de la région de Granby et un jour avait eu à prendre une décision professionnelle difficile. Son supérieur l’avait mis devant deux choix : se faire remercier avec compensation financière, ou se faire muter à plus de 450 kilomètres, au bord du lac St-Jean. Le marché du travail n’était pas le même qu’aujourd’hui et il a préféré le défi du déplacement, à celui de trouver un nouvel emploi.
Mon vieil atlas |
Il aimait bien discuter celui-là. Je n’avais pas besoin d’entretenir la conversation. Nous avons beaucoup parlé d’histoire, puisqu’il adorait cela. Nous nous sommes arrêtés au McDonald de La Tuque pour qu’il y prenne un café. Étant donné son expérience professionnelle récente, nous nous sommes beaucoup entretenus sur le monde de l’emploi. Évidemment, il m’encourageait à continuer à chercher autre chose. Je lui ai parlé d’une amie du nom d’Annie – la même que d’habitude, mais très longtemps avant que nous ne formions un couple – qui étudiait pour devenir enseignante en histoire au secondaire. C’est ce que j’avais prévu faire avant d’abandonner le cégep en janvier 1996, au terme de ma désastreuse session.
À ce jour encore, je considère que le temps que j’ai passé avec ce conducteur est l’élément déclencheur de mon retour au cégep, ce qui me mènera vers mon baccalauréat en histoire. Il m’a déposé sur l’autoroute 55, au moment où il s’engageait sur des routes secondaires. La personne suivante m’a laissé à Magog. En arrivant, je suis allé chez ma sœur pour lui raconter ma longue journée. J’étais parti 16 heures, j’avais fait 1000 kilomètres et j’avais rencontré neuf personnes.
Quelques jours plus tard je passais au Cégep de Sherbrooke pour prendre un formulaire d’inscription. Il était un peu tard, mais il y a toujours de la place en Sciences humaines. En août 1998, sept mois après avoir obtenu mon diplôme d’études professionnelles en cuisine d’établissement, je retournais à l’école.
Il y avait une quatrième option.
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