Un vieil ami

Automne 2007 pendant un tour de voiture à Chartierville.

J’ai rencontré Yves en 1995. Je venais tout juste de terminer mon secondaire et nous travaillions tous les deux au resto-bar la Grosse Pomme, à Magog. Nous nous sommes tout de suite bien entendus. Il était têtu et susceptible, mais il était incroyablement généreux et je le trouvais drôle.

Nous aimions bien imaginer mille et un projets. Nous avons pensé à une ferme, un restaurant, un hôtel, un camp de vacances, des magasins et j’en passe. Tout était possible selon nous et finalement, très peu ne le sera, si ce n’est la musique. Yves était un excellent guitariste. Nous avons joué ensemble des années et avons fait un spectacle en 2001.

Pour Yves, la musique était toute sa vie. Je m’en suis détourné peu à peu parce que j’avais envie de faire de la vidéo, mais lui, il continuera à composer et à faire des spectacles. Cela ne nous empêchera pas de rester bons amis et de vivre en colocation de 2001 à 2004, puis je vivrai dans le sous-sol de sa maison de Rock Forest, de 2004 à 2006. Lorsque je suis parti en appartement au centre-ville de Sherbrooke, nous nous sommes côtoyés de moins en moins. Nos intérêts continuèrent de s’éloigner et graduellement, nous sommes devenus de vieux amis.

Mon vieil ami est décédé le cinq décembre 2022. La dernière fois que je l’ai vu c’était à l’été 2021, quand je suis allé le voir en moto chez lui à Ogden. Lui et sa conjointe faisaient la sieste et je les ai réveillés au milieu d'un après-midi ensoleillé. Je le savais mal en point et miné par des douleurs chroniques, mais je fus tout de même surpris de son apparence malpropre et de sa silhouette émaciée. Sa maison était en désordre et je n’ai pas jugé bon d’enlever mes bottes pour entrer. Rien ne me rappelais l’ami d’autrefois. Je suis resté debout et je quittais moins de 30 minutes après mon arrivée.

Nous nous reparlerons à quelques reprises au téléphone. Une fois, il me racontera qu’il venait de vivre une invasion de domicile dans laquelle on l’avait battu et dévalisé. Il connaissait un des malfaiteurs. Ne voulant pas me retrouver au mauvais endroit, au mauvais moment, je décidai de ne plus retourner chez lui. La dernière fois que j’ai entendu sa voix, c’était en février 2022. Je ne le contacterai même pas pour son anniversaire en octobre.

Ça faisait donc un bout de temps que j’avais reçu de ses nouvelles quand en novembre, sa sœur vint me voir pour m’annoncer qu’il était à l’hôpital et qu’il avait très peu de chance d’en sortir vivant. Son foie était très mal en point à cause de l’alcool. Yves n’était plus lui-même depuis quelques années et j'ai toujours mis en cause la douleur due à ses problèmes de dos, à ses nombreux accidents de voiture et à une santé fragile, ainsi que ses mauvaises fréquentations. Alcoolique? Je ne suis pas très bon pour déceler les dépendances.

Quelle quantité d’alcool faut-il boire pour détruire son foie à 47 ans? Cette nouvelle information sur son état devait certainement être une erreur. Et puis, on dit ça parfois : «ça va arriver», «nous y sommes presque» ou «c’est la fin». On réalise ensuite que nous nous trompions et la vie continue tant bien que mal. Je suis resté avec cette impression quelques jours, puis je reçus un message texte de quelques mots de la part de sa sœur. La famille avait décidé de «laisser Yves partir».

J’ai demandé s’il était de retour chez lui ou s’il avait signé un refus de traitement. «Laisser partir» pouvait vouloir dire bien des choses et apparemment, je refusais de laisser Yves partir en interprétant à tort ce qu'elle me disait. J’ai cruellement forcé sa sœur à m’expliquer : «La situation s’est détériorée, il y avait du sang dans son lit ce matin. Il ne sortira pas. Il reçoit des soins de confort.»

L’expression «soins de confort», je l’avais entendue quelques mois plus tôt pour mon vieux voisin. C’était vraiment la fin. J’avais pris l’habitude de partager tout ce que je savais de Yves à Étienne, un ami commun. Après l’avoir informé de l’état critique dans lequel notre ami se trouvait, nous nous sommes entendus pour se rencontrer à son chevet le soir même.

Étienne arrivera assez tôt et aura la chance de se faire voir par Yves. À mon arrivée les médicaments contre la douleur l’avaient finalement assommé. Il n’ouvrira les yeux qu’un instant, quand le personnel viendra le tourner dans son lit. C’était plus un réflexe qu’un réveil. Dans sa chambre il y avait aussi Jeanine, sa belle-mère et Alex, son père.

Le temps que j’ai passé là, je me suis tenu tout près de lui. Je parlais fort, comme si j’espérais qu’il m’entende raconter toutes sortes d’aventures que nous avions vécues ensemble. Je voulais qu’il se remémore des histoires qui nous liaient, afin de lui rappeler une période plus agréable de sa vie.

J’avais le sentiment que ça nous faisait tous du bien d’entendre de ses histoires drôles. Étienne et moi resteront quelques heures auprès de lui. Alex et Jeanine resteront jusqu’à la toute fin et c’est dans les bras de celle-ci qu’il expirera quatre jours plus tard.

C’était un lundi, je ne travaillais pas. J’ai reçu le message de la sœur d’Yves m’informant de sa mort dans l’après-midi. Je l’ai remerciée d’avoir pris soin de lui et je me suis mis à écrire à tous les gens que je connaissais et qui avaient eu l’occasion de le croiser.

Quelques jours plus tard Alex passait à la Cordonnerie avec Jeanine pour me demander de prendre la parole aux funérailles. Ils voulaient s’assurer que la cérémonie fasse un peu de place à de bons souvenirs et pas seulement à la descente aux enfers.

Je fus flatté de cette demande et acceptai. Le jour des funérailles je racontai quelques histoires pêle-mêle, je récitai un extrait de chanson qu’Yves avait écrite et je me rassis, épuisé par l’exercice de quelques minutes. De retour chez moi, j’ai pris une basse qui servait de décoration sur le mur depuis des années. Je me suis installé devant mon ordinateur et j’ai recommencé à jouer de la musique.

1995 : Yves et moi à la Grosse Pomme, avec la DJ du moment.


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