P. – Partie 2 – Rancune et mémoire


Je tiens à conserver l'anonymat de tous les gens dont je parle dans ce texte. Je n'ai donc aucun support visuel. Alors voici un coucher de soleil, gracieuseté de mon ami Seb E.

 
Une partie de moi restera traumatisée de ma rencontre avec P. Une autre partie utilisera les événements pour m’apitoyer et me rendre intéressant. Comme si je n’avais pas été au mauvais endroit au mauvais moment. Comme si je n’avais pas pris de mauvaises décisions. Comme si je n’avais rien à me reprocher. Je sais, quelques décennies plus tard, que j’étais l’unique responsable des événements, mais pendant des années je raconterai encore et encore avec une certaine satisfaction, le récit de cette soirée.

À l’automne 1994, plus d’un ans après, j’en étais à ma dernière année du secondaire. Le temps passe lentement à cet âge. Dans un cour d’économie assez soporifique je côtoyais le type qui m’avait donné un coup de pied au ventre. Lorsqu’il réalisera qui j’étais il s’exclamera «c’est toi John Lennon?» Il n’y avait aucune animosité entre nous et nous rigolerons tout le reste de l’année scolaire. Ça aidera à survivre au professeur.

Nous discuterons peu de notre première rencontre, mais il m’avouera qu’il connaissait bien P. Il me dira que j’avais bien fait de ne pas chercher à poursuivre son ami en justice, puisqu’il était membre d’une espèce de club école d’un groupe criminalisé bien connu. J’avais beaucoup trop peur de le revoir pour penser sérieusement à faire cela.

Quelques années plus tard encore, en 2001, j’allais croiser une autre personne que je savais être des amis de P. C’était un type que j’avais côtoyé quelques fois pendant le secondaire et le soir où je rencontrai P., ils étaient ensemble. Il n’avait pas levé le petit doigt pour empêcher son ami de me tabasser et à bien y penser, pourquoi l’aurait-il fait?

Cette question j’allais me la poser bien plus tard et lorsque je le croisai, je lui en voulais toujours pour son inaction. J’ai profité de l’occasion pour créer un malaise. J’ai du talent pour ça. C’est mon colocataire qui me le présentait. Le type voulant être poli s’est dit enchanté. Je répondis : «on se connaît, y’a un de tes amis qui m’a pété la gueule au secondaire». C’était nul de ma part, mais je ne suis pas resté pour entendre ce qu’il avait à répondre. Il expliquera à mon colocataire qu’il savait de qui il s’agissait. P. avait fini par se suicider en prison. Sur le coup et pour un long moment, j’en fus soulagé parce que j’appréhendais toujours de le revoir. Même s’il était impossible qu’il me reconnaisse, même s’il existe encore des milliards d’humains capables du pire, j’avais le sentiment que j’étais libéré de la peur de lui.

Après cette dernière rencontre qui me reliait à P. j’en parlerai de moins en moins et plus personne ne m’en parlera. Je ne conservais pas autant que j’entretenais volontairement la rancœur. Il me servait, il était la pire expérience de ma vie, du moins en troisième année du secondaire. Six ou sept ans plus tard, je n’avais plus d’excuse. Je suis enfin passé à autre chose.

Le souvenir des événements m’est resté, mais il revenait plus rarement. Lorsqu’en 2020 Annie et moi sommes revenus à Magog, je me suis remis à y penser en passant devant l’endroit où j’avais rencontré P. Mon cerveau s’en amusait bien, malgré les rumeurs que P. portait une arme à feu ce soir là. J’ai mis le tout de côté jusqu’à ce que je me demande si je pouvais retrouver son avis de décès sur BanQ numérique.

Depuis des mois je cherchais et compilais toutes les nécrologies de gens qui me touchaient de près ou de loin à l’aide de ce site. Je n’avais jamais pensé à P. J’avais son nom et les années entre lesquelles il devait être décédé. Je trouvai assez rapidement. Les informations dans un avis de décès sont toujours limitées. Je calculai qu’il avait 16 ans le jour de notre rencontre en fonction de la date de sa mort. Ses parents étaient vivants. Il avait une sœur. L’invitation à faire un don à la Fondation J.E.V.I. à la fin de l’avis confirmait qu’il s’était suicidé.

Pourquoi était-il en prison? Ses parents sont-ils toujours vivants? S’entendait-il bien avec sa famille? La peur de le revoir qui m’avait paralysée pendant des années n’est plus là, mais quelque chose me retient de chercher à mieux le connaître par ses proches. Comment rechercher et m’introduire auprès de gens qui ne comprendront certainement pas pourquoi je veux remuer de vieux souvenirs comme ça. Je ne saurai finalement jamais d’où il venait, ni où il s’en allait dans la vie, ni ce qui lui fit poser ce geste final à 18 ans.


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