Kegaska 03 – Le peuplement européen

Tiré du livre de V. A. Huard, Labrador et Anticosti

Je réalise qu’après deux billets sur ma maîtrise, je n’ai toujours pas fait de résumé historique sur Kegaska. Je vais crever l'abcès tout de suite, je ne parlerai pas des Innus. Bien sûr ils ont occupé le territoire depuis des siècles, mais ils étaient des chasseurs nomades, tournés vers l’intérieur des terres, ce qui a laissé peu de trace aux alentours du village qui m’intéresse. J’ai ainsi concentré ce texte sur les peuplements européens, tournés vers la mer et sédentaires. Une partie de ce que nous connaissons aujourd’hui, nous provient des employés et contractuels de l’État qui parcouraient le Labrador canadien, afin d’y faire des relevés topographiques et démographiques.

Par exemple si vous avez écouté la série Les Pays d’en haut, vous avez entendu le nom d’Arthur Buies. Il est de ces fonctionnaires ayant étudié la province pour le compte du Département de l’Agriculture de l’époque. Il ne parle pas beaucoup de Kegaska, si ce n’est pour citer un magistrat régional du nom de Simard* : «c'est là que commence la grande solitude du Labrador.» Quelques années plus tard, en 1908, ce sera au tour d’Eugène Rouillard de publier un ouvrage sur cette région et lui aussi citera le magistrat, concernant la grande solitude. Ce que les Buies, Rouillard et Simard entendent par cette expression, c’est ceci :

Plus de bois, plus de végétation, des terres nues, des roches, des îles et des collines arides qui ne se couvrent que de mousses et de lichens. À l'intérieur, des savanes immenses et inexplorées, d'où l'on ne tire que ce que les anglais désignent sous le nom de baked apples, et que les gens de la côte appellent chicoutai.
Tiré de La Côte-Nord du St-Laurent et le Labrador canadien,
Eugène Rouillard, pp. 117-118.
(voir notice bibliographique complète à la fin)


Kegaska fait office de frontière entre deux milieux naturels. À part cette particularité physique du paysage, les auteurs que je viens de citer parlent peu des habitants de Kegaska, si ce n'est pour dénombrer les familles, mentionner la profession majoritaire et évaluer les revenus moyens. C'est intéressant, mais je veux en savoir plus sur le plan culturel. Pour se faire, il faut se tourner vers une célébrité régionale, qui a passé sa vie à cumuler de l’information sur la Moyenne et la Basse-Côte-Nord. Cet homme a été auteur, pêcheur, capitaine de goélette et gardien de phare. Son nom est Placide Vigneau.

Placide Vigneau et son épouse
Source de la photo : https://advitam.banq.qc.ca/notice/799997

D’origine acadienne, il s’est intéressé à tout ce qui concernait ce peuple, qui s’est installé sur toute la Côte-Nord, dont Kegaska. J’ai parlé rapidement de cette période dans mon billet Kegaska 01. Vigneau fait un résumé des différentes vagues de peuplement du 19e siècle, dans son manuscrit Statistiques 1900. L’auteur n’a rien d’un historien et sa contribution vient de son soucis du détail.

Voici un abrégé de la section qui nous intéresse :
(pour lire la retranscription intégrale, cliquez ici)

Kegaska est un mot de langue montagnaise qui signifie petit passage, passage étroit et leurs équivalents. Ce fut le premier endroit de la côte habité par des accadiens. Cet endroit fut établi au printemps de 1854 par des familles acadiennes. […] Durand leur séjour en cet endroit la population n'atteignit jamais le chiffre de 25 familles, je n'oserais pas même affirmer qu'elle dépassa le chiffre 20.

Ils n'eurent jamais d'école et ne se donnèrent pas même la peine de bâtir une cabane pour y loger les chiens du missionnaire lors qu'il allait y donner la mission. On s'appercevait que cet endroit était habité par des catholiques, à la croix qui était planté au milieu de leur cimetière. A part cela on ne voyait aucun autre signe extérieur de culte. Pourtant c'était des personnes religieuses et qui paraissaient avoir à coeur d'acomplir leurs devoirs de chrétien. Mais l'érection d'une petite chapelle d'une vingtaine de pieds pour y faire la prière en commun, leur paraissait un travail inutile. [...]

C'est aussi dans cette localité que certaines vieilles coutumes de nos grands-pères se conservèrent le plus longtemps. Il existait une magnifique petite chapelle à Etamamiou, bâtie en 1854 ou 55 par les anciens habitants de la côte au prix de bien des sacrifices. Étant devenue presqu'inutile depuis un certain nombre d'années là où elle était bâtie, ils furent la démolir en 1869 ou 70, avec la permission de l'évêque, pour la rebâtir chez eux. Mais ils ne firent que lever la charpente car en 1871 ils se décidèrent d'abandonner Kegaska pour venir s'établir à Betchewan, et à l'automne de cette même année environ la moitié de la population vint s'y fixer. Ils furent rejoint l'année suivante par l'autre moitié à l'exception du père Zidoria qui fut s'établir à Natashquan avec ses deux fils en 1873. A leur départ de Kegaska ils vendirent les propriétés qu'ils possédaient à des Irlandais venus de la côte Sud de Terre-Neuve et qui les remplacèrent en cet endroit. Ceux ci à leur tour abandonnèrent la place vers 1887 ou 88. En 1890 Kegaska était complètement désert.


L’intégrale de l’ouvrage est disponible en ligne :

Extrait de Statistiques 1900

Pour couvrir la phase finale de peuplement, je me suis tourné vers Paul Charest, professeur de l’Université Laval ayant dirigé Écologie culturelle de la Côte-Nord du golfe Saint-Laurent :

Vers 1860, les francophones étaient dispersés partout sur la Basse-Côte, mais étaient en majorité dans la partie la plus occidentale entre Kegashka et Saint-Augustin, alors que les anglophones dominaient dans la partie orientale. Le français était encore la langue la plus couramment parlée dans l'ensemble du territoire.

Après 1860, et surtout dans les années 1870, l'arrivée de quelques dizaines de familles terre-neuviennes vint bouleverser le rapport démographique entre les deux groupes linguistiques. Les nouveaux venus choisirent de s'établir à Blanc-Sablon, dans les archipels de rivière Saint-Paul et de Saint-Augustin, à Mutton Bay et Harrington Harbour, de même qu'à Kegashka abandonné par sa population acadienne en 1872-73. Ces Terre-Neuviens connaissaient déjà la Côte pour y être venu sur des goélettes de pêche à la morue et les bons rendements de cette pêche dans les débuts des années 1870 les incitèrent à s'y installer en permanence.

Après 1900, seul l'accroissement démographique naturel fut responsable de l'augmentation de la population malgré les départs de quelques familles et de quelques individus isolés. Pour leur part, les pêcheurs étrangers en provenance des États-Unis, de Terre-Neuve et de la Nouvelle-Écosse continuèrent de venir nombreux sur la Côte jusqu'à la fin du siècle environ, puis leur nombre diminua graduellement et aujourd'hui il n'en vient plus que quelques-uns à Blanc-Sablon.


C’est ainsi que sont arrivés les Stubbert, Kippen, Osbourne, Court et autres, qui forment encore la majorité des habitants du village. En 2007, bien avant de connaître tous ces noms, je rêvais de faire du cinéma. N’y connaissant absolument rien, je croyais que mes études en histoire pouvaient me servir de tremplin pour réaliser un documentaire. Je me suis mis à lire quelques synthèses sur la région et un jour de juillet, assis sous un arbre à côté de l’église de Lac-Mégantic en attendant d’assister à un baptême, j’ai appris que la Basse-Côte était majoritairement anglophone.

Si j’avais déjà une attirance pour l’ensemble de la région et la fabuleuse route 138, ce détail démographique allait me motiver quelques années plus tard, à concentrer ma maîtrise sur le littoral du Labrador canadien. Cette fascination ne s’est pas arrêtée avec mon retour dans les Cantons-de-l’Est, puisque depuis le déménagement je ne pense qu’à retourner sur la Basse-Côte-Nord, pour revoir les savanes immenses et inexplorées dont Simard parlait.

Pour lire le quatrième billet sur ma maîtrise, cliquez sur le lien suivant : 

https://route138.blogspot.com/2020/09/kegaska-04-appel-du-nord.html 
 
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* Le magistrat Simard est mentionné dans Statistiques 1900 de Placide Vigneau : Les premiers magistrats de district qui parcoururent la Côte du Nord pour y administrer la justice se faisaient transporter d'un poste à l'autre comme ils le pouvaient et vers 1880 le magistrat O'Brien descendit à bord d'un petit yacht bâti à cet effet, le quel fut aussi employé par le magistrat Vallée, successeur de feu M O'Brien. En 1897 M Simard successeur de M Vallée descendit à bord d'une petite goëlette de 15 tonneaux, la 'Thémis' qu'il échangea en 1899 pour la 'George Clark', d'une soixantaine de tonneaux, appartenant à Luc Cormier et à bord de laquelle il fait actuellement le service sur la Côte. (p. 159)




Bibliographie

BUIES, Arthur. La province de Québec, Département de l’Agriculture de la province de Québec, Québec, 1900, 352 p.

CHAREST, Paul et al. Écologie culturelle de la Côte-Nord du golfe Saint-Laurent, Les Classiques des Sciences Sociales, Université du Québec à Chicoutimi, Québec, 1973, 428 p. Disponible en ligne : http://classiques.uqac.ca/contemporains/charest_paul/ecologie_culturelle_cote_nord/ecologie_culturelle_cote_nord_texte.html, consulté le 25 janvier 2012.

ROUILLARD, Eugène. La Côte-Nord du St-Laurent et le Labrador canadien, Typographie Laflamme et Proulx, Québec, 1908, 192 p.

VIGNEAU, Placide. Statistiques 1900, Bibliothèque et archives nationales du Québec, manuscrit disponible en ligne :


Autre source

Kegaska, sur le site de la Commission de Toponymie du Québec :


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