Kegaska 04 – L'appel du Nord

Jean-Baptiste-Antoine Ferland circa 1860 : 03Q,P560,S2,D1,P339
https://advitam.banq.qc.ca/notice/324293

Dans mon billet précédent, j’ai cité un extrait du livre d’Eugène Rouillard, dans lequel il était question du changement qui s’opérait dans l’environnement à partir de Kegaska : 

Plus de bois, plus de végétation, des terres nues, des roches, des îles et des collines arides qui ne se couvrent que de mousses et de lichens. À l'intérieur, des savanes immenses et inexplorées[...].
Tiré de La Côte-Nord du St-Laurent et le Labrador canadien,
Eugène Rouillard, pp. 117-118.
(voir notice bibliographique complète à la fin)

Ce village se trouve à la frontière entre le monde connu et le Nord. Jusqu’à l’arrivée des anglophones de Terre-Neuve, il y avait une homogénéité culturelle francophone et catholique sur tout le littoral canadien de cette région, de Kegaska à Blanc-Sablon. Le moyen de subsistance des habitants d’origine européenne était presque toujours tourné vers la mer, ils dépendaient des comptoirs de la Baie d’Hudson, ou des vendeurs itinérants pour l’approvisionnement, il n’y avait pas de prêtre résidant et les pratiquants attendaient la visite des missionnaires envoyés par le diocèse de Québec pour faire les sacrements. À leur retour, les prêtres faisaient un rapport par écrit à l’évêque qui les avait mandaté.

À ce sujet, j’ai été un peu vache avec un certain Jean-Baptiste-Antoine Ferland, dans la première partie de cette série. Né à Montréal le 25 décembre 1805 et décédé le 11 janvier 1865, ce prêtre a fait la mission deux fois au Labrador canadien, dont une au mois de juillet 1858. Son interminable rapport sera publié en avril de l’année suivante. Bien qu’il ait été incapable de faire un texte globalement intéressant, il a réussi à relater quelques anecdotes savoureuses. Ma préférée est la suivante, concernant un Américain qui était de passage dans la région :

[p. 102] Les fouetteurs habiles sont connus dans tout le Labrador ; à leur tête est un nommé Bill, dans les veines duquel coule un peu de sang esquimaux ; à soixante pieds, du bout du fouet, il enlève le goulot d'une bouteille sur un point marqué d'avance. Il joue mille tours de cette force, tous remarquables par leur précision et leur vigueur. Un long yankee des environs de Boston voulut un jour disputer les titres de gloire de Bill. Pour une bouteille de rum, il s'offrit à recevoir deux coup de fouet, de la main du célèbre claqueur. Par une sage précaution, il avait garni son homme inférieur de deux paires de caleçons et d'un pareil nombre de pantalons ; se confiant dans son bouclier et dans la maigreur de sa propre charpente, il se met en position à cinquante pieds. Le fouet, lancé par Bill avec une nonchalance de métis, va effleurer, sur la personne du Yankee, la partie vouée à l'épreuve, enlevant une étroite lisière des pantalons, des caleçons et de ce qui se trouvait de chairs et de nerfs dans la région voisine. Un cri aigu et nasal répondit au claquement du fouet, et les deux mains du patient se pressaient pour sonder la profondeur de la plaie et réparer les brèches faites à la place. Sur la proposition de recevoir le second coup de fouet, il renonça [p.103] généreusement à la bouteille de rum, remarquant avec beaucoup d'à propos : ''Well ! I guess I would be too leaky to hold liquor, with another stroke.''

Pour lire le rapport complet de 66 pages, cliquez sur le lien suivant (effet soporifique assuré) :
https://route138sources.blogspot.com/2019/09/1859-rapport-sur-les-missions-du.html

Maintenant, qu’est-ce que ce Yankee faisait au Labrador canadien? Ferland ne parle aucunement des raisons de la présence de cet étranger, de quelle ville il venait, de son nom, mais à la lumière de mes lectures, il existe deux possibilités. La première m’est suggérée par Eugène Rouillard, faisant de cet homme un membre d’équipage d’un des nombreux bateaux américains qui venaient pêcher dans les eaux du Golfe du Saint-Laurent. C’est l’hypothèse la plus probable et la plus ennuyeuse.
  
L’autre hypothèse, plus intéressante bien que moins vraisemblable, m’est inspirée par l’histoire de Mina et Leonidas Hubbard, de New York. Tout commencera lorsque Leonidas sera tenté par l’aventure et les terres inexplorées du Labrador terre-neuvien. Avec son ami Dillon Wallace, ils monteront une expédition partant de North West River, jusqu’à la Baie d’Ungava. Leonidas ne survivra pas au projet et l’expédition sera un échec, les survivants ayant rebroussé chemin pour rentrer à North West River.

Wallace s’en sortira et à son retour aux États-Unis accusera Leonidas d’avoir été l’auteur de sa propre mort, de par sa médiocre planification du voyage. Piquée au vif, la veuve organisera à son tour la même expédition pour laver l’honneur de son mari. Refusant de se voir devancer par une femme – interprétation libre – Wallace dirigera sa propre expédition et les deux parties quitterons North West River le même jour. Mrs. Hubbard réussira là où son mari a échoué et arrivera sur les rives de la baie d’Ungava six semaines avant son adversaire. C’était en 1905, 46 ans après la publication du rapport de Ferland.

Le Nord fascine et attire les aventuriers amateurs. Les Hubbard sont un exemple, tout comme celui qui les a inspiré, John MacLean, seul blanc à avoir fait l’expédition de la North West River à l’Ungava avant eux. Dans la culture populaire, le succès de romans comme Croc-Blanc de Jack London reposent en grande partie sur l’appel du Nord et Jon Krakauer mentionne constamment cet auteur dans son livre Voyage au bout de la solitude (Into the Wild), racontant la funeste aventure nordique de Christopher McCandless. J’ai connu des jumeaux qui pour fêter leur quarantième anniversaire, ont traversé l’île de Baffin à pied, de Kimmirut à Iqaluit. Enfin, j’ai vécu cet appel avec la Côte-Nord.

L’américain de Ferland fait peut-être partie de ces gens attirés par les voyages fantastiques, à la recherche de contrées inexplorées, extraordinaires et lointaines. Si ce n’est pas l’hypothèse la plus plausible, c’est de loin celle que je préfère.

Mina Benson Hubbard en 1905
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Mina_Hubbard_1905.jpg


Pour lire le cinquième billet sur ma maîtrise, cliquez sur le lien suivant : 

https://route138.blogspot.com/2020/10/kegaska05.html


Bibliographie

Benson Hubbard, Mina. A Woman’s Way Through Unknown Labrador, McGill-Queen’s University Press, Montreal, 2004, 271 p.

Kenney, Gerard. Mina Benson Hubbard’s Labrador Expedition, Canadian Encyclopedia, 2013,
https://www.thecanadianencyclopedia.ca/en/article/mina-benson-hubbard-feature

ROUILLARD, Eugène. La Côte-Nord du St-Laurent et le Labrador canadien, Typographie Laflamme et Proulx, Québec, 1908, 192 p.

Photo de Jean-Baptiste-Antoine Ferland circa 1860 : 03Q,P560,S2,D1,P339
https://advitam.banq.qc.ca/notice/324293

Jean-Baptiste-Antoine Ferland dans le Répertoire du clergé canadien :
https://route138sources.blogspot.com/2019/09/ferland-jean-baptiste-antoine-p-182.html

Photo de Mina Benson Hubbard en 1905
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Mina_Hubbard_1905.jpg

Carte de la péninsule labradorienne :
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Labrador_from_the_Most_Recent_Surveys_(1910).jpg

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