Ce billet n’est pas le premier que je publie en lien avec Kegaska (c’est celui-ci, écrit pendant ma maîtrise), mais c’est le premier que je partage pour souligner le dixième anniversaire de mon retour à la maîtrise. Ma première tentative était tout de suite après le baccalauréat, en 2004 et ne mérite guère notre attention. Mon objectif pour célébrer cette décennie ne respecte pas d’agenda particulier et je ne tiens pas à faire une suite logique qui deviendrait rapidement lourde ou, comme Stéphane le Français a déjà qualifié un de mes textes, indigeste. En d’autres termes, je n’ai pas terminé mon mémoire en 2010, je n’ai pas l’intention de le faire en 2020. C’est pourquoi je préfère produire des textes plus courts (haha!!!), sur des sujets précis, des concepts intéressants, ou comme aujourd’hui, sur un rapport de mission.
Je n’aurais jamais dû trouver ce rapport de mission, puisqu’à l’origine je voulais travailler avec des sources orales, dans le but de faire un documentaire. Réaliser un film était la motivation première de mon projet de maîtrise. Cette approche se révélera catastrophique en raison de nombreux obstacles : la difficulté de trouver des volontaires, la mauvaise préparation de mon questionnaire d’entrevue, la gêne des gens que j’ai rencontrés, ma gêne m’empêchant de pousser plus loin certains sujets et mon incompétence crasse pour mettre à l’aise mes interlocuteurs.
Kegaska |
Le tout combiné ne m’a pas donné beaucoup de matériel pour un film et je n’avais pas de source intéressante d’un point de vue historique. Je me voyais mal retourner à Kegaska, le village d’une centaine d’habitants que j’étudiais, pour trouver de nouveaux volontaires. C’est à ce moment que j’ai commencé à chercher dans les différents fonds d’archives fédéraux et provinciaux : catastrophe numéro deux, toujours aucun succès.
Me retrouvant à nouveau devant un vide documentaire, je me tournai vers Google Books pour monter une bibliographie basée sur le mot clé «Kegaska» et à partir de laquelle j’identifierai des pistes de recherches potentielles. De cette façon je trouverai une série de rapports sur les missions, menées dans la deuxième moitié du 19e siècle sur la Moyenne et la Basse-Côte-Nord, connues en ce temps sous le nom de Labrador canadien. Les villages à majorité catholique qui s’accrochaient à la côte de Pointe-aux-Esquimaux, aujourd’hui Hâvre-St-Pierre, à Blanc-Sablon n’avaient pas de prêtre résidant. Les diocèses de Québec et Rimouski envoyaient des missionnaires pour permettre aux habitants de faire leurs sacrements et autres tâches connexes.
Je passerai des heures à retranscrire tous les passages faisant références à Kegaska, ou traitant de la vie au Labrador canadien. Tout mon travail est accessible dans cette bordélique bibliographie en ligne. J’en aurai des nausées et Annie aussi, à force de m’entendre râler. C’est que les prêtres canadiens-français du 19e siècle ont un style bien particulier. D’un côté ils ont un ardent désir de se retrouver dans les bonnes grâces de l’évêque, à qui les rapports étaient adressés. De l’autre ils ont une fâcheuse tendance à interpréter les desseins divins dans leur difficile tâche de missionnaire. Bref, ils faisaient tout pour s’élever en martyrs.
François-Xavier Plamondon
Circa
1880 :
03Q,P560,S2,D1,P1023
|
Sans compter que certain, comme Louis-François Babel en mission en 1854, ou Jean-Baptiste-Antoine Ferland en mission en 1858, n’avaient aucun talent pour la synthèse et ils ont ébranlé ma santé mentale par la lourdeur de leurs récits. D’autres, ceux qui m’ont agréablement surpris, relateront des histoires intéressantes, parfois amusantes, tout en détaillant le modus operandi de leur travail. Un de ceux-là s’appelait François-Xavier Plamondon. Originaire de l’Ancienne-Lorette, ce missionnaire n’est allé qu’une fois au Labrador canadien, en 1860. Il avait à ce moment 34 ans et il est décédé en 1894 à 67 ou 68 ans. Sur les 15 pages de son rapport, il y en avait presque trois de consacrées à Kegaska, en raison de sa rencontre avec un homme étrange, qu’on croirait venu d’une autre époque. Alors que Plamondon le perçoit comme une brebis égarée, mon point de vue biaisé par les idées libérales du 21e siècle m’a fait voir un défenseur de la liberté.
Le lundi, 2 juillet, je me préparai à partir pour Kikaska à une distance de 10 lieues. Il est difficile de faire ce trajet en berge, car il faut s'éloigner au large à cause des bancs de sable qui bordent la côte et il est impossible d'aller à terre lorsqu'il s'élève quelque tempête. Ce fut donc une bonne fortune pour moi d'apprendre qu'une goëlette de pêcheur partait pour le même lieu. Le Capitaine John Hawklyn, d'Halifax, me fit inviter à prendre passage avec lui et à midi, grâce à l'obligeance de ce bon protestant, j'arrivais à la rivière Kaska où je passai la nuit pour faire la mission aux deux familles qui y résident et le lendemain 3 juillet, j'étais à Kikaska.
[...]
Ici m'attendait une épreuve bien pénible. Tous au nombre de 30 s'étaient approchés des Sacrements. Seul un jeune homme s'en était abstenu. Un soir qu'il s'était éloigné de la maison où j'habitais, parce que ma présence lui était importune, je voulus aller à la recherche de cette pauvre âme ; me rappelant ces paroles de l'Écriture : Le pasteur cherche la brebis égarée sur les montagnes, et lorsqu'il l'a retrouvée, il la ramène au bercail, comblé de joie. Je pris donc ma route le long du rivage de la mer, dans la direction qu'il avait prise. Bientôt je l'aperçu qui venait vers moi. Mon enfant, lui dis-je en l'arrêtant par le bras, j'allais au-devant de vous. Tous ont rempli leurs devoirs religieux ; il n'y a plus que vous ; je vous en prie, venez vous confesser.–Je ne vais point à confesse, dit-il, je ne vais point à confesse.–Mais pourquoi ne voulez-vous pas vous confesser ?–Vous n'avez pas besoin de me solliciter, mon parti est pris ; d'ailleurs cela ne vous regarde point.–Que dites-vous là, mon ami ? Cela ne me regarde point. Mais ne voyez-vous pas que je suis un prêtre ; ne savez-vous pas que c'est Dieu qui m'envoie sur cette côte écartée pour sauver votre âme et l'arracher des mains du démon ? Mon pauvre enfant, au nom de Dieu et de votre salut éternel, je vous en conjure, venez donc vous confesser ; faites donc ce que le bon Dieu demande de vous ; ce que votre conscience bourrelée de remords vous demande à grands cris. Mais le malheureux me dit de le laisser tranquille, car mes paroles le fatiguaient. Je le laissai donc, espérant qu'il réfléchirait durant la nuit sur l'affaire importante de son salut. Je récitai mon chapelet pour sa conversion et suppliai la Sainte Vierge de toucher ce coeur de marbre. Le lendemain je recommençai mes instances sur un ton suppliant, comme un pauvre qui demande quelque grâce, sto ad ostium et pulso [Je me tiens à la porte et je frappe]. Même obstination, même refus. Un sourire moqueur que j'aperçus sur son visage me rappela ces paroles terribles de l'Ecriture : Impius, cum in profundum venerit peccatorum, contemnit [Quand le méchant vient, le mépris]. Je fus donc obligé de l'abandonner. Pendant le Saint Sacrifice de la messe, je le recommandai à Notre Seigneur Jésus-Christ ; je suppliai ce divin Sauveur de faire descendre un rayon de sa grâce dans son coeur et de ne pas permettre qu'il meure sans revenir à la foi qui s'est éteinte en lui. Hélas ! les jugements de Dieu sont impénétrables ! La grâce méprisée est quelquefois transportée d'un lieu à un autre. Quelques jours plus tard, j'avais le bonheur de ramener des erreurs de l'hérésie deux autres jeunes hommes qui m'ont beaucoup consolé par leur piété édifiante. Peut-être le bon Dieu se servait de cette grâce méprisée et refusée pour l'offrir et la donner à ces coeurs mieux disposés.
Société pour la propagation de la foi. Rapport sur les missions du Diocèse de Québec et autres missions qui en ont ci-devant fait partie, vol. 14, Québec, Ateliers J. T. Brousseau, mars 1861, pp. 82-97. Disponible en ligne : http://books.google.ca/books?id=9SpOAAAAYAAJ&source=gbs_book_other_versions, consulté le 5 octobre 2012.
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Ici m'attendait une épreuve bien pénible. Tous au nombre de 30 s'étaient approchés des Sacrements. Seul un jeune homme s'en était abstenu. Un soir qu'il s'était éloigné de la maison où j'habitais, parce que ma présence lui était importune, je voulus aller à la recherche de cette pauvre âme ; me rappelant ces paroles de l'Écriture : Le pasteur cherche la brebis égarée sur les montagnes, et lorsqu'il l'a retrouvée, il la ramène au bercail, comblé de joie. Je pris donc ma route le long du rivage de la mer, dans la direction qu'il avait prise. Bientôt je l'aperçu qui venait vers moi. Mon enfant, lui dis-je en l'arrêtant par le bras, j'allais au-devant de vous. Tous ont rempli leurs devoirs religieux ; il n'y a plus que vous ; je vous en prie, venez vous confesser.–Je ne vais point à confesse, dit-il, je ne vais point à confesse.–Mais pourquoi ne voulez-vous pas vous confesser ?–Vous n'avez pas besoin de me solliciter, mon parti est pris ; d'ailleurs cela ne vous regarde point.–Que dites-vous là, mon ami ? Cela ne me regarde point. Mais ne voyez-vous pas que je suis un prêtre ; ne savez-vous pas que c'est Dieu qui m'envoie sur cette côte écartée pour sauver votre âme et l'arracher des mains du démon ? Mon pauvre enfant, au nom de Dieu et de votre salut éternel, je vous en conjure, venez donc vous confesser ; faites donc ce que le bon Dieu demande de vous ; ce que votre conscience bourrelée de remords vous demande à grands cris. Mais le malheureux me dit de le laisser tranquille, car mes paroles le fatiguaient. Je le laissai donc, espérant qu'il réfléchirait durant la nuit sur l'affaire importante de son salut. Je récitai mon chapelet pour sa conversion et suppliai la Sainte Vierge de toucher ce coeur de marbre. Le lendemain je recommençai mes instances sur un ton suppliant, comme un pauvre qui demande quelque grâce, sto ad ostium et pulso [Je me tiens à la porte et je frappe]. Même obstination, même refus. Un sourire moqueur que j'aperçus sur son visage me rappela ces paroles terribles de l'Ecriture : Impius, cum in profundum venerit peccatorum, contemnit [Quand le méchant vient, le mépris]. Je fus donc obligé de l'abandonner. Pendant le Saint Sacrifice de la messe, je le recommandai à Notre Seigneur Jésus-Christ ; je suppliai ce divin Sauveur de faire descendre un rayon de sa grâce dans son coeur et de ne pas permettre qu'il meure sans revenir à la foi qui s'est éteinte en lui. Hélas ! les jugements de Dieu sont impénétrables ! La grâce méprisée est quelquefois transportée d'un lieu à un autre. Quelques jours plus tard, j'avais le bonheur de ramener des erreurs de l'hérésie deux autres jeunes hommes qui m'ont beaucoup consolé par leur piété édifiante. Peut-être le bon Dieu se servait de cette grâce méprisée et refusée pour l'offrir et la donner à ces coeurs mieux disposés.
Société pour la propagation de la foi. Rapport sur les missions du Diocèse de Québec et autres missions qui en ont ci-devant fait partie, vol. 14, Québec, Ateliers J. T. Brousseau, mars 1861, pp. 82-97. Disponible en ligne : http://books.google.ca/books?id=9SpOAAAAYAAJ&source=gbs_book_other_versions, consulté le 5 octobre 2012.
Je ne suis pas très bon en analyse et pour cela, j’ai souvent perdu de précieux points dans mes travaux au baccalauréat. Je ne peux toutefois m’empêcher de me poser des questions sur cet épisode vécu par Plamondon. Ma première serait pour connaître l’impact de l’éloignement et de l’isolement sur la libre pensée. Quels sont les épreuves, les réflexions et l’influence de l’environnement, ayant provoqué un tel comportement devant l’autorité religieuse?
Ce n’est pas sans me rappeler une conversation sur l’isolement que j’ai eue lors de ma visite à Kegaska en novembre 2011. Le tronçon de la route 138 allant vers Natashquan n’était toujours pas complété. Une dame qui avait généreusement accepté de participer à ma maîtrise, m’a fait réaliser que ce nouvel accès sur le monde extérieur soulevait certaines inquiétudes. Elle a utilisé l’exemple bien anodin d’un permis de conduire dont elle n’a jamais eu besoin, puiqu’elle parcourt librement les rues avec son VTT l’été et sa motoneige l’hiver. En serait-il de même une fois que la route ouvrirait la voie à un contrôle policier plus serré?
Pratique très répandue, un autre participant à ma maîtrise
m'a fait faire un tour de VTT.
Si la police est garante de la sécurité publique aujourd’hui, le prêtre catholique n’était pas moins gardien d’un certain ordre en ce temps et en ce lieu. Même les non-catholiques traitaient toujours avec grand respect les missionnaires. Les exemples de rencontres cordiales entre les prêtres et les gens d’autres confessions chrétiennes sont innombrables dans les rapports, même si certains missionnaires sont convaincus de l’influence «néfaste» des anglo-protestants du Labrador canadien, sur les «bonnes» mœurs des Canadiens français.
Dans le cas présent, Plamondon ne semble pas faire de lien avec la proximité protestante. D’autant plus qu’il prend le temps de faire l’éloge du capitaine John Hawklyn, ce «bon protestant». De mon côté, mon hypothèse est que la liberté, procurée par l’éloignement et la difficulté d’accès, donnent aux habitants de cette région un regard différent sur le temps et l’espace, influençant leur perception d’éléments identitaires comme la religion. C’est pourquoi lorsque j’ai découvert le géographe culturel Yi-Fu Tuan, je suis tombé littéralement amoureux de sa conception de l’espace et de l’influence de l’environnement sur le développement culturel, mais de cela, je parlerai plus en détail dans un autre billet.
Pour lire le deuxième billet concernant ma maîtrise, cliquez sur le lien suivant :
https://route138.blogspot.com/2020/04/kegaska-02-identite.html
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