2018-12-02 - Sanjay et Bhakta

Sanjay et Bhakta 

Depuis nos déjeuners chez Shekhar à Pokhara, Annie a développé un goût pour le café. Elle a trouvé dans une épicerie, des enveloppes d’instantané dans lesquelles il y a déjà le sucre et la poudre de lait. Elle en déguste un à tous les matins pour commencer sa journée. Aujourd’hui nous ne nous pressions pas. Nous avons discuté de toutes sortes de projets dans la chambre en déjeunant. 


Notre plan consistait à finaliser nos cadeaux du Népal, trouver quelques babioles pour nous et aller à un rendez-vous à 11 heures. En sortant pour aller nous promener dans le quartier Thamel, le réceptionniste m’a remboursé 10$US pour le transport de la veille. Vers 10h30 nous avons acheté des pâtisseries dans une épicerie chinoise et à 11 heures, nous étions de retour à la boutique de khukri de la veille. 

Le propriétaire devait nous attendre pour aller visiter un artisan qui travaille pour lui, à la fabrication des machettes. Dans la boutique, l’employé qui avait préparé ma lame avant qu’elle soit emballée, nous a dit de prendre un taxi pour aller rejoindre son frère, au Bhat-Bhateni Super Store. Nous lui avons demandé de nous l’écrire pour être bien certain de donner la bonne adresse au chauffeur.
 
Il a fait mieux en prenant tout en main. Il a arrêté un taxi dans la rue, a négocié serré le trajet pour nous et nous sommes partis. Il a voulu nous donner le numéro de téléphone de son frère, mais comme nous n’avons pas de cellulaire, ça ne servait à rien. Il a dit qu’il allait l’appeler et nous sommes partis. Le chauffeur n’a pas dit un mot. Il n’avait pas l’air satisfait de prendre deux touristes pour si peu. 

Nous ignorions où nous allions et la route était longue. C’est seulement après 30 minutes que le chauffeur s’est arrêté devant un grand magasin pour riches et nous a pointé du doigt le bâtiment. Nous lui avons donné un petit pourboire pour adoucir le souvenir qu’il s’était fait de nous et nous sommes sortis. 

Nous ne savions pas trop quoi faire, mais moins de cinq minutes après notre arrivée, le propriétaire de la boutique est apparu dans sa minuscule Hyundai rouge toute neuve, toute propre et sans une égratignure. Nous avons pris place à l’arrière et il a emprunté la grande route construite par les Chinois. Je lui ai demandé pourquoi c’était eux qui l’avait construite et il a répondu que c’était simplement un contrat, pas de la charité. Ma théorie voulant que la Chine travaillait pour des intérêts géostratégiques au Népal, s’avérait fausse. 


Il nous a parlé de lui et de ses proches. Il est né en 1975. Son père est un ex-Gurkha retraité depuis 1987, après 23 ans de service dans l’armée britannique. Il est né dans l’est du Népal, mais depuis que son père a quitté la vie militaire, ils se sont installés à Kathmandu. Ils habitent ensemble, tout près du grand magasin où le taxi nous a déposé. Il a deux enfants, une fille de six ans et un garçon de neuf ans. Il a vécu quatre ans à Hong Kong quand son père y était stationné. Je lui ai demandé si le commis à la boutique était son frère, ou son beau-frère. Nous trouvions qu’ils ne se ressemblaient en rien. Il a répondu que c’était son employé, mais qu’il le considérait comme la famille. 

En parlant, je regardais partout et la route me disait quelque chose. Nous allions vers Bhaktapur. En passant dans un embranchement, il nous a indiqué la direction de la vieille ville de Bhakatapur. Nous avons roulé encore quelques minutes et il s’est arrêté devant quelques vieilles maisons en brique. En sortant de la Hyundai, nous nous sommes enfin présentés. Il s’appelait Sanjay. 


Nous avons suivi Sanjay dans un sentier de terre battue, entre deux rangées de maisons. Il s’est arrêté devant ce qui ressemblait à une petite remise et nous sommes entrés pour découvrir un atelier. Au fond, assis dos à nous, un homme travaillait sur une meule industrielle. En voyant Sanjay il s’est levé et nous nous sommes présentés. Il s’appelait Bhakta. 

Nous avons fouiné un peu partout dans le minuscule atelier, pendant que les deux hommes discutaient. Bhakta parlait très peu anglais. Il a montré une nouvelle khukri qu’il venait de terminer à Sanjay et nous pouvions voir toute la satisfaction dans les deux visages. Nous pouvions aussi voir à quel point leur origine était différente. 

Sanjay avait les traits asiatiques et le teint pâle. Bhakta avait le profil indien et la peau très foncée. Annie a demandé si l’homme aimait son travail et le propriétaire n’a pas pris le temps de traduire la question. Il a simplement répondu que son statut d’artisan découlait de son appartenance à une basse caste de la société népalaise. S’il n’existe plus de discrimination légale, Sanjay a avoué qu’il y en avait encore au niveau social. 
 

Les deux hommes venaient tous les deux de l’est du Népal, mais pas des mêmes villages. Sanjay a plusieurs ateliers qui travaillent pour lui dans cette région. Il considère Bhakta comme le meilleur et c’est pourquoi il l’a fait venir près de Kathmandu. L’artisan a 44 ans et il a un fils de 11 ans. 

Sanjay a expliqué que tout était fait sur place par Bhakta. La seule exception est un nouveau modèle de poignée qu’ils font fabriquer par un artisan du bois, dans la ville reconnue pour ce travail, Bhaktapur. Il y avait tous les éléments nécessaires dans l’atelier : les cornes de buffles, le bois de rose indien, le laiton et les ressorts à lame, récupérés sur de vieilles voitures. 

Le Népal n’a pas d’industrie de l’acier et la seule source pour les fabricants de khukris est la récupération. Ça fonctionne très bien. Bhakta a choisi une lame grossièrement taillée dans ce métal et il a allumé son feu de forge. Quand le charbon de bois a été assez chaud, il y a plongé le morceau jusqu’à ce qu’il soit rougit. Commençait le travail. Nous l’avons observé pendant presqu’une heure à marteler son vieux ressort, puis il nous a présenté une lame prête à être meulée et polie. 

 
Pendant que l’artisan était à l’oeuvre, Annie a expliqué à Sanjay pourquoi il y avait des francophones au Canada. Elle lui a demandé s’il connaissait le nom de notre premier ministre. Nous avons posé quelques questions politiques au sujet des maoïstes au pouvoir, de l’ancien roi et si des gens souhaitaient son retour. Il a avoué, bien que peu intéressé par la politique, qu’il était en faveur du retour du roi Gyanendra. Il a parlé du blocus des frontières, lorsque le Népal a adopté une constitution qui ne plaisait pas à l’Inde. Pendant des mois, l’Inde a arrêté ses livraisons de gaz et autres exportations, pour faire pression sur le gouvernement. Nous avons fait la comparaison entre la relation Népal-Inde et la relation Canada-États-Unis. 

L’expérience complète, conversation et spectacle, était géniale. Selon Sanjay, Bhakta a un talent inégalé pour créer des machettes bien balancées. Comme le travail est entièrement manuel, il reste toujours des petites imperfections dans les khukris népalaises, ce qui ajoute grandement à leur charme. Si l’apparence est parfaite et projette une impression de fabrication à la machine, c’est généralement une copie chinoise. 

Quand le travail a été terminé, nous étions couverts de poussière de cendre. J’ai donné à Bhakta le 10$US que j’avais reçu le matin à l’hôtel. Il le méritait bien, surtout que Sanjay ne lui fourni pas les matériaux, les outils et le charbon de bois. Il ne lui achète que les produits finis. 

Nous avons pris une photo avec Bhakta et nous avons quitté l’atelier. En retournant à l’auto, Sanjay nous a fait faire un petit détour chez une dame qui faisait de la poterie. Il voulait qu’elle nous montre comment elle travaillait, mais elle était en train de tricoter. Elle a gentiment mis son ouvrage de côté pour nous faire une démonstration. 

Elle avait l’air flatté de notre intérêt pour son travail. Sanjay a fait une blague sur ce film avec Patrick Swayze, dont il était incapable de se rappeler le nom. Nous lui avons rafraîchi la mémoire. Un vieil homme est venu voir ce que nous faisions, mais il n’est pas resté longtemps quand il a vu ce qui nous intéressait. 

Nous voulions acheter des petites «butter lamps» à la dame, mais il ne lui restait que trois petites babioles prêtes. Tout ce que nous voyions sur le sol, devait encore passer par le four. Nous lui avons pris ce qu’elle avait et Sanjay nous a ramené à sa boutique. Pendant le trajet qui a duré une heure, il n’a pas klaxonné. Nous avons discuté de plusieurs choses avec lui. Il nous a décrit le jeu national, le Dandi Biyo, qui se joue en lançant des bâtons les uns sur les autres. Nous étions fiers de lui dire que nous avions vu des enfants y jouer la veille. Nous avons parlé de circulation, de température, de famille, d’éloignement, de voyage, de travail et de cordonnerie. Cet homme, par sa simple personnalité, nous donnait le goût de tout lui raconter. 
 

Nous avons fait un plan en parlant dans notre langage codé : le français québécois. Nous avons pris la décision de revenir le voir demain, avec un peu plus d’argent et de magasiner encore dans sa boutique. Nous lui avons demandé à quelle heure il serait là et nous sommes partis. J’avoue qu’il avait un peu l’air déçu de nous voir partir après cette activité. 

Au moins ce n’est pas une vaine promesse et il le verra quand nous arriverons dans sa boutique pour une troisième journée consécutive. De plus, nous commencions à avoir faim. Les pâtisseries du matin étaient loin. Nous avons essayé un nouveau restaurant où de la salle à manger, nous pouvions voir la cuisine. Ce n’était pas un critère de sélection, c’est arrivé comme ça, mais ça a fait notre affaire après le restaurant d’hier. 

Nous avons continué à nous promener pour acheter quelques trucs. Nous avons croisé des Québécois, qui nous ont remarqués après nous avoir entendu sacrer. Nous sommes retournés vers l’hôtel, les bras bien chargés. Nous avons fait un arrêt dans une pâtisserie pour y prendre quelques bouchées sucrées. Un homme avec une grosse taupe dans le visage, nous a aidé à choisir. Il était très drôle. Avec des chips, ces desserts allaient constituer notre souper. 

Elle n’est pas belle la vie? 


Pour lire la suite de ce voyage :

2018-12-03 - Les ruelles de Kathmandu

2018-12-04 - Les yeux de tigre

2018-12-05 et 2018-12-06 - 35 heures et 57 minutes